DIG/ Après la tribune publiée le 12 février 2025, l’ancien Ministre de l’Energie, du Pétrole et des Ressources Hydrauliques, et ancien Directeur Général de l’Energie et des Ressources Hydrauliques, Etienne Dieudonné NGOUBOU commente, dans cet entretien exclusif accordé à la rédaction de Direct Infos Gabon, les choix énergétiques des autorités de la transition et dresse des solutions pratiques (à court, moyen et long terme) afin de sortir (définitivement) le pays de cette crise sans précédent.
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Direct Infos : Le Gouvernement a signé, le 15 février 2025, un protocole d’accord avec le groupe turc Karpowership pour la fourniture de 70 MW d’électricité dans le Grand Libreville. Que pensez-vous de cette solution ? Le gouvernement avait-il une autre alternative selon vous ?
Etienne Dieudonné Ngoubou : Bonjour et merci de me donner l’occasion d’éclairer nos compatriotes sur les problématiques de fonctionnement du service public de l’eau potable et de l’énergie électrique. Je constate que la tribune que j’ai publiée, il y a quelques jours dans votre journal en ligne, a interpellé plusieurs d’entre-eux.
Le service public de l’eau potable et de l’énergie électrique est un service communautaire essentiel au confort des populations. Nous devons pouvoir faire un diagnostic froid de la situation et proposer des solutions à nos décideurs. Après trente-six (36) ans de vie professionnelle, à la veille de mon départ à la retraite, je ne peux qu’avoir un regard impassible dans le rétroviseur.
Je vais essayer, comme je l’ai fait précédemment, de répondre clairement à vos questions afin d’édifier les décideurs et nos concitoyens.
Pour répondre à votre question, dès le départ les politiques étaient dos au mur pour ne pas avoir entendu les avertissements des techniciens. Nous savions que la situation était catastrophique et pensions que les nouvelles autorités auraient eu une écoute plus attentive quant à nos préoccupations. Au 30 septembre 2023, la situation a été clairement présentée à divers niveaux de décision mais l’électricité étant disponible, l’urgence n’a pas été prise en compte.
Des solutions avaient été présentées pour l’ensemble du territoire national et des décisions devaient-être rapidement prises. Malheureusement, les politiques à qui les dossiers ont été portés, n’ont pas pu les défendre devant le CTRI.
A deux mois d’une élection majeure, que pensez-vous qu’un politique réponde face à une crise ? Sa réponse sera simple : « Réglez moi ce problème, je ne veux plus en entendre parler ».
Donc, comme je viens de vous présenter la situation, le CTRI et le gouvernement n’avaient pas d’autre alternative que de signer avec les Turcs de Karpowership. Cela entraine une autre question à laquelle devra répondre le CTRI : « Quelqu’un a-t-il manœuvré dans l’ombre pour imposer cette solution au gouvernement et au CTRI ? »
Cette solution est la pire qui soit. Je vous rappelle qu’au lendemain des délestages de février 2007, Aggreko s’installait au Gabon avec une unité de production de secours de 26 MW. Aujourd’hui, ils sont à 104 MW. J’anticipe le même scénario pour Karpowership. Ces solutions sont des solutions d’urgence, développées pour les zones de conflits et d’instabilité. Le Gabon, est-il dans une période d’instabilité politique (guerre) ou environnementale (catastrophe naturelle) ? Non. Nous souffrons seulement de notre incapacité à anticiper les évènements (ou peut-être à les créer pour en tirer le maximum de profits personnels). C’est en ce point que les nouvelles autorités issues des élections du 12 avril 2025 devront assumer la responsabilité qu’ils obtiendront du peuple (par l’élection) pour organiser le pays et le structurer afin de répondre aux besoins des populations. Et je vais répéter ici, certains secteurs de l’économie doivent-être gérés sans les politiques.
Direct Infos : D’après les termes du contrat, la SEEG devra verser 1,8 milliard de francs par mois au groupe turc, tandis que l’Etat devra se charger de payer les factures mensuelles liées au fioul lourd importé du Nigéria. Pensez-vous que cet accord est supportable financièrement pour l’Etat et la SEEG ?
EDN : Ici, ma réponse sera celle de l’ingénieur qui a suivi la concession de la SEEG-Véolia pendant presque 12 ans. L’Etat rencontre des difficultés à honorer le paiement de ses consommations d’eau potable et d’électricité à hauteur de trente (30) milliards de francs CFA par an, soit un peu plus de deux milliards par mois. Où trouvera-t-il les ressources financières pour s’acquitter d’une somme mensuelle de trois (03) milliards pour le fioul lourd ou deux (02) milliards pour le gaz. Je n’aimerais pas être à la place du Ministre en charge de l’économie.
Si l’Etat peut s’acquitter de ces sommes régulièrement, pourquoi ne paie-t-il pas ses factures de consommations ?
Pour ce qui est de la SEEG, son chiffre d’affaires avoisinait les deux cent trente (230) milliards de Francs CFA, si mes souvenirs sont bons. En retirant les impayés de l’Etat et ceux des clients industriels et domestiques, pourra-t-elle honorer cette charge mensuelle de 1,8 milliards, sans avoir des tensions de trésorerie. L’avenir nous le dira.
Avoir confié la gestion du service public de l’eau potable et de l’électricité à des personnes ne connaissant pas son modèle économique a plongé l’avenir de ce secteur dans l’incertitude. Des dirigeants, même économiste ou expert-comptable, ont assimilé les recettes de la SEEG à des bénéfices en oubliant les charges devant être payées pour assurer l’outil de production, voilà où se trouve le mal de la SEEG.
Ceci est également vrai pour la société de patrimoine de l’eau potable et de l’électricité où les infrastructures ont été sacrifiées par le passé, sur l’autel des privilèges personnels.
Direct Infos : Si vous aviez été invité à la table des négociations ou bien consulté par les autorités de la Transition, qu’auriez-vous proposé au gouvernement ?
EDN : Dans la tribune publiée, il y a quelques jours, je proposais l’assainissement de la SEEG par des actions simples. Je rappelais qu’aucune politique durable de gestion de la SEEG ne pourrait-être menée sans un état de lieu et l’application de normes de gestion orthodoxes. Pour être plus précis que dans ma tribune, la situation technique de la SEEG est catastrophique. Les installations d’Akourouman (Owendo) et de la centrale de Port-Gentil requièrent la plus grande attention. A l’intérieur du pays la SEEG n’est pas mieux lotie. Mes recommandations se déclinent en trois phases : le court terme, le moyen terme et le long terme.
A court terme (2ans) :
La SEEG n’est plus structurée pour assurer sa mission d’exploitant de service public de l’eau potable et de l’électricité. La dérive observée est consécutive à la prise de contrôle de cette structure par les politiques au détriment des autres actionnaires (moraux et physiques) par le biais de l’Etat.
Comme cela a été fait pour la Caisse Nationale d’Assurance Maladie et de Garantie Sociale (CNAMGS), il faut confier la gestion de le SEEG à la Fédération des Entreprises du Gabon (FEG). L’état devra se limiter à son rôle de régulateur politique.
Ce transfert de compétences doit s’accompagner de deux opérations majeures :
- La réalisation d’un audit technique, commercial et comptable sur les années suivant le départ de Veolia ;
- La définition d’un nouveau modèle économique avec des missions claires à chaque intervenant (le FGIS devra retourner à son rôle de gestionnaire de portefeuilles).
La réalisation de cet audit permettra de savoir ce qui a été fait des revenus financiers générés par le secteur et définir les procédures pour éviter leurs perditions.
La définition du modèle économique permettra de ramener le prix de l’électricité à un niveau acceptable pour le panier de la ménagère et surtout permettre aux nouvelles autorités d’avoir une guideline pour les décisions stratégiques.
Enfin, ces actions permettront de clarifier la situation du personnel de la SEEG qui est pléthorique et inadapté à sa mission. La SEEG manque de façon criarde de personnels techniques d’étude et de conduite d’exploitation ce qui a conduit à cet état de délabrement des installations.
Pour ces deux actions, nous pouvons nous appuyer sur des anciens tels que Messieurs Didjob DIVUNGUI di NDINGE, Joseph OWANDAULT BERRE, Philippe Josaphat OSSOUCAH, François OMBANDA auxquels on pourra adjoindre certains des anciens du secteur qui n’ont pas occupé les fonctions de directeur général ou directeur général adjoint de la SEEG après le départ de Veolia.
Cette équipe sera chargée, entre-autres, de corriger les erreurs faites par les politiques et le FGIS dans le choix des installations à construire. Les ministres de l’énergie, depuis 2015, ont autorisé la construction des infrastructures suivantes :
- la centrale thermique de100 MW avec Aggreko ;
- le barrage hydroélectrique de Kinguélé Aval (puissance garantie : 25 MW) ;
- le barrage hydroélectrique de Ngoulmendjim (puissance garantie : 85 MW) ;
- le barrage hydroélectrique de Fe-2 (puissance garantie : 8 MW) ;
- le barrage hydroélectrique des chutes de l’Impératrice (puissance garantie :50MW).
Il faudra décider des ouvrages à construire sachant d’ores et déjà que les barrages de Kinguélé Aval et de Ngoulmendjim sont les plus chers du Gabon et donc les moins rentables. Le FGIS a commis une erreur stratégique monumentale en engageant les travaux de construction de ces ouvrages.
Sur la base du modèle économique, issu de cette réflexion, les rôles de chaque intervenant dans le secteur de l’eau potable et de l’électricité devront-être redéfinis (SEEG, société de patrimoine, Gabon Power Company–GPC, etc…).
Personnellement, le FGIS devra se recentrer sur son rôle premier, à savoir fructifier le capital des générations futures et laisser la société de patrimoine de l’eau potable et de l’électricité impulser le développement du secteur et construire les ouvrages.
A moyen terme (3 à 7ans) :
Les nouvelles responsabilités ayant été clarifiées, il reviendra aux opérateurs de rationaliser l’investissement dans le secteur. Il y a, dans le pays, plusieurs projets mal exécutés ou inachevés à l’exemple des lignes électriques construites le long de l’axe routier Libreville – Kango – Bifoun – Lambaréné –Mouila ou encore le raccordement du poste de transformation d’Ambowé à celui de Ntoum 2. Ceci est dû à une perte d’expertise dans certains domaines.
Pour y remédier, la définition d’une stratégie claire permettra de mieux circonscrire les pôles d’activités en y affectant des ressources adéquates et mieux formées.
Il sera alors possible pour les bailleurs de fonds d’avoir une meilleure visibilité sur le programme de développement du secteur, donc de lever plus facilement des financements pour la réalisation des projets.
Dans ce contexte, la restructuration de la SEEG s’opérera sur les segments distribution & commercialisation, se recentrant sur la clientèle, la plaçant au cœur de ses activités. Il faut délocaliser les services techniques et commerciaux de la SEEG aux fins de les rapprocher du consommateur.
Professionnaliser les services de production et de transport afin de s’assurer de leurs compétences techniques. En d’autres termes, les externaliser de la SEEG, en les confiant à la société de patrimoine.
A mon avis, GPC devrait-être transférée à la société de patrimoine et devenir une de ses filiales, à l’instar de la SETEG, pour la construction des réseaux.
Dans le cadre de mes propositions au gouvernement, il y a la nécessité de réaliser des mises en conformité des équipements qui pourraient même mener à l’arrêt complet de certaines unités.
Il va falloir restructurer le personnel de la SEEG avec un retour à des ratios cohérents entre le personnel technique (techniciens d’études et d’exploitation) et le personnel support (commerciaux, gestion RH & service généraux).
Enfin, ne plus se servir de la SEEG comme une banque de fourniture de biens de consommation d’eau potable et d’électricité en l’autorisant à vendre la dette état aux institutions bancaires.
Ces actions étant menées, il reviendra alors au gouvernement de constituer un organe de gestion normalisé de la SEEG où les différents actionnaires seront représentés.
Pour s’assurer d’un contrôle effectif de ses activités, la nouvelle direction de la SEEG et celle de la société de patrimoine devront être chargées de la mise en place d’une politique de formation de leurs personnels et le gouvernement de l’administration (énergie & ressources hydrauliques, économie et ARSEE). La majorité des personnels formés à la régulation de ce secteur sont en train de prendre leur retraite.
A long terme (8 à 15ans) :
Le programme d’investissements validé par le gouvernement devra se poursuivre avec des cycles d’évaluation réguliers.
Direct Infos : Qu’est-ce qui explique, selon vous, la soudaine dégradation dans la fourniture d’eau et d’électricité constatée depuis 5 mois sur l’ensemble du territoire?
EDN : Affirmer que la qualité des services de la SEEG se dégradent, depuis cinq (05) mois, c’est faire preuve de cécité. C’est un euphémisme. La dégradation de ces services sont perceptibles depuis plus de deux (02) ans, avec des interruptions de fournitures d’électricité dans certains petits centres, du fait des difficultés qu’avait la SEEG à s’approvisionner en gazole.
A Libreville, nous savions que le mauvais état des équipements des centrales thermiques devait, entraîner des ruptures de fourniture en saison de basses eaux (août–septembre–octobre).
J’invite les autorités du CTRI à faire elle-même un état de la situation au Président de la Transition, pour ce qui est de l’eau potable.
La dégradation des fournitures d’eau et d’électricité est consécutive à l’arrêt de la formation des personnels (SEEG & administration) depuis les années 2000, année de départ de Monsieur Andréas BAUDE du poste de Directeur Général de la SEEG et de Monsieur Philippe OSSOUCAH de son poste de Directeur Général de l’Energie et des Ressources Hydrauliques. Un personnel bien formé accepterait difficilement de faire l’impasse sur certaines décisions de maintenance ou d’exploitation. Pour illustrer mon propos, il nous ait revenu une anecdote persistante selon laquelle certains agents de maintenance lavent les filtres à air au BLU avant de les réutiliser. C’est inconcevable voire inimaginable !
Direct Infos : Comment, selon vous, peut-on régler durablement et peut-être définitivement le problème de la fourniture d’électricité au Gabon ? Qu’est-ce-qui explique que tous les projets liés à la construction des barrages hydroélectriques ne soient toujours pas opérationnels ? Où se situe le problème ?
EDN : Un travail de qualité a été fait au début des années 2000. Celui-ci est le fruit d’une synthèse des travaux de la Direction de l’Equipement (SEEG Veolia) et de la Direction Générale de l’Energie et des Ressources Hydrauliques (Ministère). Pour des raisons politiques, les Ministres qui m’ont succédé, ont refusé de mettre en œuvre ce programme.
Le modèle économique qui soutient le schéma de développement actuel d’infrastructures doit-être revu car rendu obsolète par le développement technologique.
Il faudra déterminer le maître d’ouvrage délégué, représentant le gouvernement dans le secteur afin que seul cet intervenant puisse engager les investissements majeurs.
Ce point défini, il reviendra au Ministère en charge de l’Energie et des Ressources hydrauliques, au Ministère en charge de l’économie et au maître d’ouvrage délégué de procéder à l’implémentation des projets du service public de l’eau potable et de l’énergie électrique suivant un plan directeur établi.
Pour ce qui me concerne, le maître d’ouvrage délégué du gouvernement dans le secteur devra être la société de patrimoine. Le ministère technique et le ministère de l’Economie devront rester cantonner à leur rôle de régulateur politique et économique. L’une des raisons de la déliquescence observée ces dernières années est le mélange du genre de telle sorte que tout le monde intervenait dans la gestion du secteur mais personne n’en était responsable.
Direct Infos : Pourquoi les pays africains n’envisagent pas d’installer à terme, comme dans les pays développés, des centrales nucléaires ?
EDN : Avant de répondre à votre question, je vais rappeler ici que la radioactivité met des milliards d’années à s’estomper, à perdre sa dangerosité.
Mettre en œuvre des projets nucléaires signifie que nous avons des organisations fiables et dignes de confiance pouvant suivre la mise en œuvre de cette technologie et d’assurer la protection des populations contre un éventuel accident.
Lorsque vous regardez la discontinuité des politiques dans la gestion de nos administrations et de nos programmes, pensez-vous que nous pourrons assurer la fiabilité d’un programme nucléaire. De plus, les contraintes imposées par l’Agence Internationale à l’Energie Atomique (AIEA) ne pourront pas s’appliquer au Gabon du fait d’une faiblesse de compétence nationale. Pour illustrer mon point de vue, je vous renvoie à la saga du nucléaire iranien.
Apprenons d’abord à maîtriser des technologies simples et aux risques limités avant d’envisager s’approprier la technologie du nucléaire. Il nous sera difficile d’acquérir la discipline requise pour cette dernière.
Au terme de cette interview, je voudrais d’une part vous remercier, une fois de plus, d’autre part rappeler que l’eau est un vecteur de vie et que l’eau potable est un bien vital pour nos populations. L’électricité est un bien nécessaire à notre confort et utile à notre développement.
Il faudra gérer ses deux produits essentiels à la vie humaine avec beaucoup de sagesse, loin des passions si non nous serons dans une boucle d’un éternel recommencement, comme c’est le cas aujourd’hui.
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