« Au-delà des perceptions : comprendre l’arrêt de la CIJ du 19 Mai 2025 »
Par
Dr Vivien Patrice Lloyd Amos MAKAGA PEA
Avocat à la Cour
« Face à l’ampleur des réactions suscitées par l’arrêt rendu par la Cour internationale de Justice le 19 mai 2025 dans le litige opposant le Gabon à la Guinée équatoriale, il est essentiel de prendre du recul pour revenir à ce que dit précisément le droit. Cette décision, commentée avec passion dans les médias et instrumentalisée dans certains discours, mérite d’être relue à l’aune de sa portée juridique stricte. C’est dans cet esprit que cette analyse entend dissiper les confusions et clarifier les implications réelles de l’arrêt, en dehors de toute lecture émotionnelle ou partisane.
D’abord, il indispensable de rappeler que la CIJ ( Cour Internationale de Justice), organe judiciaire principal des Nations Unies, a pour mission de régler, conformément au droit international, les différends juridiques entre États et de donner des avis consultatifs sur des questions juridiques qui lui sont soumises par les organes et institutions autorisés. Elle ne joue ni un rôle de médiateur, ni celui d’un simple observateur ; ses décisions, lorsqu’elle est saisie par voie contentieuse, ont force obligatoire et s’imposent aux parties.
En l’espèce, la Cour a été saisie sur la base d’un compromis conclu entre les deux États le 5 Mars 2021, et n’avait pas pour mission de tracer une frontière ou d’attribuer des territoires. Sa compétence se limitait à déterminer quels titres juridiques (traités ou conventions) fondent les droits respectifs du Gabon et de la Guinée équatoriale en matière de délimitation terrestre et maritime, ainsi que de souveraineté sur les îles Mbanié, Cocotiers et Conga. Contrairement à certaines interprétations très répandues, la Cour ne s’est absolument pas livrée à un exercice de découpage ou de répartition territoriale, mais a procédé à une lecture objective et technique des instruments juridiques existants.
En ce qui concerne la frontière terrestre, la Cour a retenu comme seule référence valable la Convention franco-espagnole du 27 juin 1900. Ce texte, qui définissait un tracé précis entre les possessions coloniales françaises et espagnoles, constitue le socle juridique de l’actuelle frontière. Par conséquent, l’usage de la rivière Kyé comme ligne de démarcation, bien que pratiqué depuis plusieurs décennies, est juridiquement infondé. Dès lors, la conséquence pourrait être un réajustement territorial en faveur du Gabon, notamment autour des localités d’Ebebiyin et de Mongomo. Toutefois, il importe de souligner que la Cour n’a procédé à aucune attribution directe de territoires. Elle a plutôt identifié la norme applicable, laissant aux États le soin de mettre en œuvre sa décision selon les modalités qu’ils jugeront appropriées.
S’agissant de la frontière maritime, la CIJ a constaté l’absence de tout instrument contraignant entre les deux pays. Elle a rappelé que la Convention des Nations unies sur le droit de la mer constitue le cadre applicable pour une délimitation future, mais n’opère pas de transfert automatique de droits souverains. Ainsi, les deux États sont appelés à négocier cette frontière dans le respect des règles d’équité et des circonstances géographiques pertinentes. En aucun cas, la Cour n’a attribué de zones maritimes à l’un ou à l’autre.
Quant à la question,particulièrement sensible, de la souveraineté sur les îles, la Cour a rejeté de manière catégorique l’argumentation du Gabon fondée sur la Convention de Bata de 1974. Qualifiée de non contraignante car jamais ratifiée, cette convention ne saurait produire d’effet juridique. En revanche, la CIJ a reconnu que la souveraineté exercée par l’Espagne sur ces îles avait été transférée à la Guinée équatoriale lors de son accession à l’indépendance en 1968. Ce titre, juridiquement établi, fonde désormais les droits de la Guinée équatoriale. Le Gabon, qui invoquait quant à lui, des effectivités liées à une occupation militaire prolongée, n’a pas convaincu la Cour, celle-ci rappelant que de simples faits matériels ne peuvent prévaloir sur un titre juridiquement reconnu.
Cela étant précisé, il est impératif de corriger certaines approximations largement relayées. D’une part, la CIJ n’a pas attribué de territoires au sens politique du terme. Elle a interprété des instruments existants sans modifier directement les souverainetés. Par conséquent, les ajustements éventuels qui pourraient bénéficier au Gabon découlent strictement de l’application du traité de 1900, et non d’une décision arbitraire ou unilatérale de la Cour. D’autre part, il est erroné d’affirmer que la souveraineté sur les îles pourrait encore être négociée puisqu’elle est désormais tranchée, définitivement, en faveur de la Guinée équatoriale. Seule la délimitation maritime reste ouverte à la discussion.
Par ailleurs, certaines affirmations telles que « la Guinée équatoriale perd des territoires » sont juridiquement infondées. L’arrêt ne consacre aucune perte au sens du droit international, mais rappelle une règle préexistante. De même, prétendre que la CIJ a agi « en faveur de la paix » relève davantage d’une appréciation politique que d’une lecture juridique. Si la décision peut contribuer à apaiser les tensions, sa finalité première reste l’interprétation rigoureuse du droit applicable.
En définitive, l’arrêt du 19 mai 2025 s’impose comme un acte juridictionnel contraignant fondé sur l’interprétation de traités en vigueur. Il oblige à ce titre les deux États à s’y conformer, notamment en ce qui concerne les îles et la frontière terrestre, sans marge de manœuvre. Le seul champ encore ouvert reste celui de la délimitation maritime, que la CIJ renvoie explicitement à la négociation bipartite, conformément à la Convention de Montego Bay.
Ainsi, cette décision illustre avec force la primauté du droit international dans la résolution des différends territoriaux. En invalidant la Convention de Bata et en consacrant la Convention de 1900, la CIJ rappelle que seules les normes juridiques claires et acceptées peuvent fonder des revendications étatiques. Il revient désormais au Gabon et à la Guinée équatoriale d’agir avec responsabilité, dans le respect de l’arrêt et des principes de bon voisinage, notamment par la voie diplomatique. Toute lecture fragmentaire ou opportuniste de la décision serait non seulement trompeuse, mais contraire à l’esprit même de la justice internationale ».
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