DIG/ L’interconnexion électrique entre le Gabon et la Guinée Equatoriale vient d’ouvrir la voie à une nouvelle forme de commerce transfrontalier entre les pays de la Cemac. Cette opportunité devrait permettre de densifier les relations économiques entre les pays à travers la concrétisation de nombreux projets intégrateurs, estime l’économiste et spécialiste des systèmes financiers gabonais, Cédric Achille MBENG MEZUI (CAMM) dans cet entretien exclusif accordé à la rédaction de Direct Infos Gabon.
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Direct Infos Gabon : Vous avez accueilli avec enthousiasme l’interconnexion électrique entre le Gabon et la Guinée Equatoriale matérialisée par la rencontre du 22 février entre les Leaders des deux pays. Que peut-on attendre d’un tel partenariat ? Pouvait-on attendre et développer d’abord notre production électrique, notamment le barrage de FE 2 ?
Cedric Achille Mbeng Mezui : La sous-région CEMAC est caractérisée par un certain nombre de défis, notamment un faible niveau du commerce formel intra-communautaire, une insuffisance des infrastructures de transport et d’énergie, le cloisonnement des marchés et la persistance des barrières tarifaires. Si on se réfère à un certain nombre d’études, notamment les travaux d’Escribano et Peña (« Assessing the impact of infrastructure quality on firm productivity in Africa: cross-country comparisons based on investment climate surveys from 1999 to 2005« , 2010), il ressort que les ménages et les entreprises des pays de la CEMAC paient pour les services d’infrastructures des prix supérieurs aux normes africaines et mondiales. Ces auteurs montrent aussi que 60% à 75% des entreprises au Gabon considèrent l’électricité comme le premier frein à leur activité, suivi des transports pour 50% d’entre elles.
En effet, les délestages intempestifs d’électricité affectent les entreprises, les ménages, avec des effets sur le pouvoir d’achat, la santé et la sécurité. Les délestages ralentissent les services et entrainent l’accumulation du travail à faire dans les entreprises, ils engendrent aussi les destructions d’équipements, les déficits de production, les retards dans l’exécution des commandes, limitant ainsi la capacité de développement et d’industrialisation du Gabon. Du côté des ménages, ces délestages entraînent la détérioration de matériels électroménagers et perturbent la chaîne du froid. Cette situation conduit à des pertes de produits alimentaires frais avec une incidence sur la santé des populations. Il y a aussi l’aspect financier car ces yoyos affectent le pouvoir d’achat des ménages, notamment les plus modestes qui perdent leurs provisions du mois, augmentant ainsi la précarité. Les délestages d’électricité provoquent l’augmentation de l’insécurité vu qu’ils plongent la plupart des lieux d’habitation dans une totale obscurité favorisant des vols et d’autres types de banditisme.
Or, l’État est le garant de l’intérêt général et du bien-être des populations ainsi que le principal pourvoyeur d’infrastructures ; à ce titre, il se doit de veiller à la mise en œuvre d’une politique cohérente pour établir des priorités, évaluer différents projets et réunir le financement dans un souci de rentabilité et surtout de service public. C’est pourquoi il est crucial de définir une véritable stratégie d’investissement et de financement des infrastructures. En 2012, le Gouvernement Gabonais avait développé un plan directeur national des infrastructures, c’est un document de haute qualité. Il fait un bilan exhaustif des besoins et des insuffisances du Gabon dans ce secteur. Il définit aussi les projets prioritaires.
Il y a urgence et il faut une approche pragmatique. Tout en accélérant la mise en œuvre des projets de production électrique comme Kinguele Aval, Ngoulmedjim et des centrales à Gaz, le Gouvernement Gabonais actuel poursuit une approche pragmatique pour assurer une meilleure couverture du territoire en énergie électrique. C’est dans ce cadre que s’inscrit l’interconnexion avec la Guinée Equatoriale. Le pays peut importer de l’électricité quand c’est nécessaire et exporter quand l’opportunité se présente tout en continuant ses investissements dans la production électrique ainsi que le maillage du territoire national en lignes de transmission électrique. Pour exemple, la Côte d’Ivoire est aujourd’hui un pays exportateur net d’électricité, mais il y a quelques années elle importait de l’électricité, notamment auprès de son voisin le Ghana.
Direct Infos : Que pensez-vous des nombreuses critiques sur les réseaux sociaux ?
CAMM : Certaines voix semblent tailler des croupières au projet, mais il faut comprendre les causes du problème. La CEMAC est une des sous-régions au monde où le commerce transfrontalier de l’électricité est rare. C’est pourquoi une campagne de sensibilisation aurait pu accompagner cet accord qui manifeste le leadership des deux dirigeants. En effet, le processus d’intégration régionale permet aux Etats de développer davantage d’opportunités pour l’ensemble des pays. Le but pour les pays est de bénéficier d’externalités positives et faciliter la rationalisation dans la gestion des ressources et des problèmes à caractère transnational. Il s’agit surtout de mutualiser ses forces pour booster le développement économique des économies de la sous-région face à la concurrence internationale. Ainsi, la mise en œuvre de projets intégrateurs devrait être une priorité. Une union économique se construit progressivement et autour de projets entre des Etats. La matérialisation de cette interconnexion permet de démythifier le commerce de l’électricité dans la CEMAC.
Direct Infos : Est-ce que vous avez des exemples similaires?
CAMM : Oui bien sûr. Je citerai quelques exemples en Europe et en Afrique. Les Etats membres de l’Union Européenne échangent de l’électricité au sein d’un marché dans lequel les réseaux nationaux sont interconnectés. Il existe plus de 400 interconnexions qui relient les pays européens entre eux dans le réseau électrique. Le but étant de réduire les coûts et de sécuriser l’approvisionnement de chaque région du continent. Sur le plan technique, l’interconnexion permet aux pays européens d’échanger l’énergie en fonction de leurs besoins comme cela se fait sur un marché boursier.
Il faut rappeler que les investissements dans ce secteur sont très couteux. Une estimation de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique (2005) indiquait déjà que les dépenses nécessaires pour résoudre le déficit énergétique du continent se chiffraient à près de 93 milliards de dollars par an. Les trois quarts de la consommation continentale ont lieu en Afrique du Nord (33%) et en Afrique du Sud (45%), en corrélation avec le niveau d’industrialisation. Face à ce défi, les Etats africains ont fait le choix de favoriser une offre régionale de production électrique. De nombreux travaux montrent une relation positive entre la production d’énergie et la croissance du PIB. Les économistes montrent que la valeur des élasticités PIB – consommation d’énergie est plus importante quand on tient compte d’une offre régionale de l’énergie que lorsque l’offre est réalisée dans une approche pays. C’est pourquoi, entre autres, les États africains ont fait le choix de promouvoir des pôles énergétiques régionaux (regional power pools). Ces derniers ont pour objet d’établir des marchés régionaux de l’énergie et d’harmoniser les politiques du secteur. Il s’agit de projets d’interconnexions électriques régionales, ce qui permet le partage de l’électricité, la mise en commun des capacités de production et l’optimisation de la distribution de l’énergie.
Le continent compte cinq pôles énergétiques régionaux : le Comité Maghrébin de l’Electricité (COMELEC, 5 pays), le Pôle énergétique Ouest africain (PEOA, 14 pays), le Pôle énergétique d’Afrique centrale (CAPP/PEAC, 10 pays), le Pôle énergétique d’Afrique de l’Est (PEAE, 11 pays) et le Pôle énergétique d’Afrique Australe (PEAA, 11 pays). Le COMELEC fut créé en 1989, il fédère les efforts de l’Algérie, du Maroc, de la Tunisie, de la Libye et de la Mauritanie. La région est aussi reliée au Moyen-Orient par l’intermédiaire de la ligne d’interconnexion entre l’Egypte et la Jordanie et à l’Europe via la ligne Maroc-Espagne.
En Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire a accru ses exportations d’électricité, dans le cadre du pôle énergétique régional, vers le Ghana, le Burkina, le Mali, le Togo et le Bénin, grâce à la mise en service des cycles combinés des centrales Azito et de Ciprel. Or, avant de devenir l’un des principaux exportateurs d’électricité en Afrique de l’Ouest, en 2010, la Côte d’Ivoire avait initié l’importation de l’énergie du Ghana pour environ 25 MW. Quant à la Guinée, en 2024, elle était en mesure d’exporter son excédent d’électricité vers le Sénégal et la Guinée-Bissau. Cette exportation est facilitée par le réseau interconnecté CLSG (Côte d’Ivoire, Libéria, Sierra Leone, Guinée).
A l’échelle du continent, il y a de nombreux projets notamment le projet de construction du Corridor de transmission électrique Nord-Sud. Il s’agit d’une ligne de transmission électrique de 8 000 km de l’Égypte à l’Afrique du Sud via le Soudan, le Sud Soudan, l’Éthiopie, le Kenya, le Malawi, le Mozambique, la Zambie et le Zimbabwe, avec un coût estimé à près de 6 milliards de dollar.
En Afrique australe, j’ai eu l’opportunité de visiter le pôle énergétique à Harare et de comprendre son fonctionnement. C’est grâce au leadership de l’illustre Nelson Mandela que le commerce de l’électricité a connu un franc succès dans cette partie du continent. On peut citer l’interconnexion ZIZABONA (Zimbabwe, Zambie, Botswana et Namibie). Il y a bien d’autres projets.
Direct Infos : Et quand est-il de l’Afrique centrale ?
CAMM : L’interconnexion de l’Afrique centrale avec une ligne de 3 800 km de la RDC à l’Afrique du Sud via l’Angola, le Gabon et la Namibie, et vers le Nord vers la Guinée équatoriale, le Cameroun et le Tchad. La RDC alimente en électricité la République du Congo depuis de longues années. Un projet en cours de préparation est la « Boucle de l’amitié énergétique ». C’est un projet d’interconnexion entre l’Angola, le Congo et la RDC. On pourrait aussi citer le projet d’interconnexion électrique entre le Tchad et le Cameroun. Ces projets et bien d’autres constituent le portefeuille du pôle énergétique de l’Afrique centrale (PEAC).
Les interconnexions électriques sont des réalités dans toute l’Afrique et hors du continent. C’est aussi l’occasion de rendre un hommage à M. Jean-Baptiste NGUEMA-OLLO, un aîné gabonais disparu, qui travaillait comme expert en énergie au sein de la Banque Africaine de Développement (BAD). Il a eu l’opportunité de travailler dans de nombreux projets suscités, notamment la production et les interconnexions électriques en Afrique centrale.
Direct Infos : Le développement du marché africain de l’énergie est donc une réalité, quelles sont les perspectives pour l’avenir ?
CAMM : De nombreux pays du continent préparent désormais le commerce du gaz avec des projets ambitieux de gazoducs entre pays en Afrique de l’Ouest puis entre l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique du Nord. En Afrique australe, les discussions portent sur l’hydrogène. C’est à l’Afrique centrale de combler le gap avec l’accélération des projets en ce qui concerne la production, les interconnexions et la distribution.
La réalité est que la stratégie de développement des capacités énergétiques devrait être intégrée dans un plan national d’industrialisation. Ces investissements sont lourds. En effet, l’industrialisation exige beaucoup d’énergie. Il n’existe pas d’économie sans énergie, car c’est elle qui permet le mouvement et donc le fonctionnement des industries et de l’ensemble des activités humaines. C’est pourquoi il faut que l’énergie soit disponible sur l’ensemble des territoires avec une gestion optimale. Le sujet n’est donc pas de dépendre de l’énergie produite dans un autre pays, il s’agit davantage de mutualiser les atouts énergétiques des différents pays pour booster le développement économique des pays de l’Afrique centrale. Parfois, un pays aura une production excédentaire et dans ce cas il faudra exporter ; parfois « acheter » sera un choix optimal en termes de coût.
La souveraineté énergétique sera toujours en construction car plus une économie se développe, plus ses besoins en énergie augmentent. Tout en développant son potentiel énergétique, dans certaines conditions importer serait moins cher pour les consommateurs locaux et exporter pourrait parfois être plus efficient en fonction du lieu de production de l’énergie. Il s’agit d’un marché avec ses opportunités et ses règles. L’Afrique centrale est la région présentant le plus d’atouts pour le développement des « industries lourdes », notamment la sidérurgie, l’aluminium, la pétrochimie et bien d’autres industries qui nécessitent une production soutenue en énergie. Le développement d’Inga en RDC devrait occuper une place centrale dans l’essor industriel de la sous-région. Pour le Gabon, la confirmation des priorités nationales de développement et le séquençage des investissements pourraient rendre le pays exportateur net d’énergie durant la décennie 2030-2040.
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